20 sept. 2013

La pluie tombe

Tu es encore là ce soir
Rien ne t’a tué, ni l’averse
Ni la foudre qui fait du ciel
Une vaste plaie lumineuse.

Les immeubles avalent l’horizon
Tu ne vois pas de l’autre côté
Tu ne vois pas les cercueils
Même s’ils sont ton lendemain.

Le réveille-matin est bloqué à minuit
Mais ça ne veut rien dire
Car si tu ne meurs pas aujourd’hui,
Tu mourras demain.

6 sept. 2013

Prologue

Comme cela fait longtemps que j'en parle, j'ai pensé à exhiber sur la place publique (hum...) le prologue des Portraits inachevés, dont je vous harcèle depuis quelques temps déjà.
Le reste, vous le lirez... quand ce sera le temps, ce qui reste d'être assez long compte tenu de ma lenteur exagérée à imprimer mon manuscrit et à "faire le grand saut" (j'espère qu'il ne s'agira pas d'un suicide...) Je profite de l'occasion pour vous demander de me donner un petit coup de pied au cul et d'agir une bonne fois pour toute. Sur ce...

Prologue

S’il devait y avoir des fantômes dans la grande maison d’Abigail, ils y seraient certainement nombreux. Il y aurait d’abord la fameuse aïeule de la propriétaire, Liliane, hideuse marâtre tuée par un mari furieux. Les excuses minables de l’époux avaient survécu aux décennies, et on se souvenait encore du moment où il avait clamé, tel un innocent devant l’échafaud, qu’il « voulait juste violenter un peu cette pauvre folle ». Venait ensuite Octave, grand idiot dégingandé, qui avait avalé un poison à rats par inadvertance dans un recoin sombre des cuisines. Sans doute la petite Béatrice n’était-elle guère mieux en terme d’intelligence, elle qui avait provoqué le molosse des voisins jusqu’à se faire déchiqueter la gorge. Le sage et le doux Isidore serait sans conteste le spectre le plus calme, souvenir translucide d’un homme tuberculeux étendu sur son lit, toussant ses derniers souffles de vie. Il ne fallait pas oublier les jumeaux mort-nés, horriblement malformés, et leur mère, Clarisse, malheureuse femme dont l’époux avait convolé trois mois plus tôt avec une voluptueuse étrangère. Grace rejoignait la triste Clarisse esseulée, Grace qui était elle aussi morte en couches en mettant au monde un adorable bambin du nom de Blanche. Le fantôme le plus jeune serait justement cette Blanche, disparue à quatorze ans au pied de l’escalier de la tour centrale.

Les esprits de quatre générations vagabonderaient dans la même maison, chacun préférant ses couloirs et ses pièces, chacun rêvassant aux lointains jours de vie. La terrifiante Liliane protégerait sans doute jalousement son territoire, grognant et griffant ceux qui tenteraient de s’y infiltrer. Octave s’agenouillerait devant le pot de mort-aux-rats en se demandant pourquoi il était mort et pourquoi il ne pouvait plus ni sentir ni goûter les plats si savoureux de sa grosse tante. Béatrice errerait dehors, distraitement assise sur la clôture séparant la lande des cours voisines, grimaçant aux chiens dans l’espoir de se venger de leur cruauté. On entendrait les toussotements spectraux d’Isidore au bout des corridors, silhouette cherchant une âme à consoler, une peine à écouter. Clarisse pleurerait dans la chambre où elle était décédée, regardant avec désarroi et affliction les minuscules corps atrophiés de ses enfants qui vagissaient. Les gens se demanderaient où disparaissaient les draps blancs des penderies, et ce serait Grace qui les emprunterait pour en tapisser le berceau de son bébé. Les marches dans la tour craqueraient mélancoliquement au pas nostalgique de la jeune Blanche, dont les fredonnements s’évaporeraient par les fenêtres entrouvertes.

Mais les fantômes, n’est-ce pas, ne sont que le fruit des esprits troublés, ainsi n’existent-ils pas. Dans ce cas, pourquoi des pas s’impriment-ils dans la poussière là où personne n’a mis les pieds depuis des années ? Pourquoi, à l’approche des anciens appartements de l’acariâtre Liliane, entend-on des sortes de grincements de dents ? Pourquoi les draps blancs dans les penderies se froissent-ils durant la nuit ? Pourquoi les petits gâteaux se retrouvent-ils dans ce racoin enténébré de la cuisine, là où flotte une odeur de poison ? Pourquoi des sanglots résonnent-ils entre les murs alors que personne n’a mal ? Pourquoi y a-t-il toujours un malade quelque part qui crache ses poumons ? Pourquoi les chiens rôdent-ils près de la lande, les babines retroussées, attendant une victime à mordre ?

Pourquoi entrevoit-on l’éclat d’une robe vaporeuse dans l’escalier de la tour centrale, si les fantômes n’existent pas ?