Récemment, j'ai commencé à écrire une sorte de longue nouvelle, basée sur un rêve que j'ai fait il y a très, très longtemps. Quand j'avais à peu près 10 ans, figurez-vous.
L'histoire (Un train, des rails, la folie) tourne autour de la folie, thème qui me fascine et que j'adore manier dans mon écriture. J'ai pensé poster les quelques premiers chapitres, pour voir ce que vous en pensez.
Le premier fera un post plutôt long, mais ça se lit plutôt vite. C'est du moins l'impression que j'ai eu en le relisant !
À rien n’y comprendre
1.
Vous la connaissez ?
La folie. Moi je la connais. Elle est collée à mon âme, siamoise, tel un appendice. Je suis bien comme ça. Nous sommes de grandes amies, même si parfois sa présence m’horripile. Elle est bien gentille, mais il lui arrive de n’en faire qu’à sa tête, sans même demander mon accord. Peut-être sait-elle que je suis peu permissive, et qu’elle préfère jouer la rebelle plutôt que l’obéissante écolière. Oui, ça doit être ça. Quand ça arrive, je croise les bras, la moue boudeuse. Je me ferme du monde, j’attends. Un homme à la jambe de bois fume un cigare en fixant l’horloge grand-mère. C’est toujours comme ça, lorsque je dois attendre. J’imagine que d’autres personnes qui ont la folie pour amie se voient plutôt dans une salle d’attente chez le médecin, ou encore loin derrière la file indienne. Moi, c’est l’homme au cigare que je vois. Je le connais bien, lui aussi. Il ne fait pas grand-chose, sauf fumer. Il est patient. Enfin, je pense, puisqu’il reste là devant l’horloge, sans jamais esquisser le moindre geste. Il a l’air serein. J’aimerais parfois être comme lui. Je l’envie.
Quand la folie se calme, je me calme aussi, car de toute façon je n’ai pas le choix, je deviens si faible. Je vous l’ai dit : c’est ma siamoise. Elle aspire toute mon énergie et la garde égoïstement pour elle. Si c’était une vraie enfant avec un corps, ses parents la puniraient, c’est certain. Elle se ferait donner la fessée et elle irait dans sa chambre, elle serait privée de dessert. Sauf qu’elle ne resterait pas sagement assise sur son lit, les bras croisés, à attendre que la punition soit levée. Elle partirait en catimini par la fenêtre et elle s’évaderait dans les bois, juste pour donner la frousse à ses parents. Quand elle entendrait les sirènes de police et que les pleurs de sa mère iraient jusqu’à ses oreilles, elle reviendrait, un grand sourire éclairant son visage espiègle. Elle dirait « poisson d’avril », même si la date ne serait pas le 1er avril. Je pense qu’elle n’est pas seulement moqueuse, je pense qu’elle est vicieuse. Une couleuvre ou une vipère. Un serpent. Quelque chose de détestable, de furtif et de fondamentalement mesquin.
Je la connais comme le fond de ma poche, la folie. De temps en temps, je lui parle, et je peux anticiper sa réponse. Elle est presque toujours narquoise. Ce n’est pas une amie très sérieuse. Elle ne me prend ni ne se prend au sérieux. Elle est encore plus gamine que moi. Pourtant je l’aime bien. Sans elle, je ne serais plus rien. Je perdrais tout. Mes organes vitaux seraient en deux, mon cerveau aussi, mes jambes, mes doigts, mes orteils, mes bras, mon nombril. Tout. Je serais une demi-personne. Un demi-cadavre. Elle, elle vivrait toujours. Elle vit dans un tas de personnes. Elle se réincarne partout, en tout temps. Autant dans des humains que des animaux ou des poissons. Les arbres sont vivants, alors peut-être qu’ils peuvent avoir une amie folie, eux aussi. Peut-être que c’est pour ça que mon amie se sent si invincible. Elle sait qu’elle ne mourra jamais. C’est une immortelle. Elle a tout vu, elle verra tout. Elle peut tout se permettre. Rien ne l’atteint. C’est elle qui nous atteint. Elle connait ses forces autant que ses faiblesses, elle connait mes forces autant que mes faiblesses. Elle profite des deux. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que moi aussi je lui vole certaines choses. Je tire son énergie à petite dose, sans qu’elle ne s’en rende compte.
Je me demande toujours si c’est elle qui est une extension de moi, ou si c’est moi qui suis une extension d’elle. Ça varie sans doute de jour en jour. Ou bien nous nous complétons, tout simplement. Par contre, je suis ne suis pas certaine de cette hypothèse. Il y a toujours l’une de nous deux qui règne sur l’autre. Personne n’est égal. Surtout pas quand il s’agit de la folie. Elle nous affaiblit ou nous renforce. C’est notre amie ou notre ennemie. Des fois, les deux en même temps. C’est mon cas, et c’est le cas de millions d’autres personnes.
Elle me punit régulièrement, pour toutes sortes de raison. Elle me punit lorsque je suis trop heureuse, lorsque je pleure, lorsque j’ai fait une bêtise, où lorsque j’ai eu le culot de m’endormir avant elle. Elle me châtie en insérant dans ma tête et dans mon corps des hallucinations. Ce ne sont pas que des images ou des sensations, c’est la réalité. Les hallucinations font partie de ma vie, de mes nuits et de mes journées. Elles ont une odeur, une texture, une voix, une apparence. Elles sont en trois dimensions. Tout autour de moi. Mon monde. À partir du moment où elles existent dans ma tête, elles sont réelles. C’est ainsi que je vois les choses. Pourquoi serait-ce irréel ? Qui a décidé que ce qui était seulement vu ou entendu par une seule personne était imaginaire ? Pourquoi chaque personne n’aurait-elle pas sa propre réalité ? C’est pour cette raison que je dis que mes hallucinations arrivent vraiment. Elles influent sur qui je suis, sur mes pensées et mes actions. Elles restent dans ma mémoire, leurs effluves adhèrent dans mes narines, leur température scelle sur ma peau la sueur ou les frissons, les images remplacent le noir de mes pupilles. C’est réel. Vous ne pouvez pas me dire que ce n’est pas réel. Vous ne pouvez pas. L’irréel est un mensonge. Les mensonges sont des faux-semblants. Tout est hypocrisie, même la vérité. La folie profite de mes croyances pour me faire tomber dans des hallucinations affreuses et pénibles. Ça la fait énormément rire, surtout quand je me mets à pleurer. Elle rit encore plus, elle se tient les côtes, ses yeux coulent, se bouche grande ouverte me vole toute l’oxygène.
Une fois, à cause de l’un de ces caprices sauvages, j’ai faillis mourir. Elle avait lancé un monstre à ma poursuite. La gueule du monstre était énorme et béante, sa salive brûlante comme la lave dégoulinait sur son sillage, des centaines de crocs affûtés perçaient ses gencives noirâtres. Sa peau rugueuse était couverte de pustules toxiques, aussi toxiques que son haleine. Ses trente pattes velues, sa queue massue et ses deux cornes fissurées étaient des armes mortelles. Je courais dans la jungle, le plus vite que mes jambes me le permettaient. À mesure que j’avançais, l’engourdissement me gagnait, je ne sentais plus mes pieds. Les plantes exotiques m’agrippaient les chevilles, les arbres au tronc immense se mettaient en travers de mon chemin, la canopée s’écartait pour laisser tomber la pluie sur ma tête. Le monstre m’avait rattrapée. Une trappe s’était ouverte sous mes pieds, j’avais atterri dans un gouffre effroyablement profond. C’était ce gouffre qui m’avait sauvée, car une fois au fond, j’étais revenue dans ma chambre, où j’étais occupée à lire les fissures du plafond.
J’imagine que la folie avait estimé que j’avais eu ma leçon, car elle ne m’avait plus effrayée pendant trois semaines. Mais, évidemment, maintenant, tout a recommencé. Je lui en veux, mais je pense que je suis dépendante de ses punitions. Elles me font vivre.
Mon amie est gentille avec moi seulement le jour de mon anniversaire. Ou lorsque je lui dis quelque chose qui la rend « folle » de joie. Alors, par un élan de bonté, elle déverse sur moi un océan de chances et d’éclats de rire. Ce sont ces moments qui me permettent de la pardonner de m’utiliser comme un vulgaire jouet. Elle est ainsi, je n’y peux rien. C’est sa personnalité. Sans cela, elle ne s’appellerait pas Folie. Aujourd’hui, elle se comporte d’une drôle de façon. Elle paraît fébrile, elle sautille, se tord les doigts, se gruge les ongles, se mordille les lèvres. Elle tremble de nervosité. Elle tremble d’impatience. Je me demande bien pourquoi.