Cette nuit-là, je vis entre deux brises glacées les meurtrissures d’une fleur fanée. La tige frêle garnie d’une corolle flétrie vacillait faiblement aux soubresauts qui agitaient le vent. Dérobés par ses perpétuels caprices, emprisonnés dans l’écrin meurtrier d’une tour, les pétales mourants, abandonnés, succombaient à la soif de parfum qui les suppliciait même dans leurs rêves. Le cœur de la fleur, dénudé et frissonnant, endurait la torture des siècles que lui imposait l’écoulement sans fin du sablier. Ce fruit vidé de son nectar, désormais dépouillé de passion, cette beauté belliqueuse, s’altérait inéluctablement vers les ténèbres gourmandes qui ouvraient voracement la gueule.
Un spasme secoua l’atmosphère. La tige se cassa, la fleur dépossédée tomba délicatement sur le tapis de rosée. Les insectes affamées, grouillants de curiosité et d’appétit, rompirent leur errance et se nichèrent contre ce cœur vulnérable, offert aux turpitudes de l’avenir. Ils se nourrirent des ruines de son faste, s’abreuvèrent du fluide ensanglanté propulsé dans ses veines par la dérisoire mais courageuse ambition de survie.
Au-delà, dans la tour, les parures volées à leur âme se mouraient douloureusement. Des cicatrices écarlates zébraient le flux de leurs dernières énergies, la pénombre de la prison les contraignait à blêmir jusqu’à ressembler à un spectre. La noirceur avide posait ses lèvres sur leur corps affaibli, l’enjôlant d’un baiser fourbe et s’emparant de leur souffle soumis. L’obscurité gavée enfla, devint lourde, écrasante. Son poids astreignait leurs captives à une servitude absolue envers la Mort.
Chaque fois qu’un insecte fugitif, mendiant une maigre pitance qui lui assurerait la pérennité, passait devant le cœur agonisant, il s’y arrêtait et se recueillait devant ce qu’il prenait pour le tombeau de la beauté. Ils entendaient un chant sépulcral, éthéré, qui vagabondait dans la brise, et pensaient obtenir les remerciements de celle pour qui ils se prosternaient. En réalité, cette douce berceuse, expiration d’un désespoir moribond, était la complainte, l’ultime supplique d’une âme chagrine signant par les notes l’œuvre écourtée de son existence. Et les insectes émerveillés poursuivaient leur chemin, rassasiés mais inconscients de la triste pleureuse qu’ils laissaient derrière eux.
Dans l’étreinte de l’encre, les pétales aspiraient impuissamment, contre leur gré, des gorgées de ténèbres, se noyant dans ses milliers de corbeaux barbares. Le temps s’égrenait mais rien d’autre que la déréliction ne frappait la potence. La corde enroulée autour de cous graciles se resserrait chaque jour, chaque nuit, comprimant les gorges, freinant la course affolée des hurlements, revendicateurs de leur destinée. Le bourreau n’avait pourtant ni scrupule ni pitié, ni même l’ombre d’une âme. Il ne se mouvait que par les ordres de l’envoûtante faucheuse.
La gangrène s’appropria du cœur. Elle gravit les marches de son amour, semant pièges et obstacles sur son passage, elle escalada les monts de sa passion, posant dans ses anfractuosités bombes et toxines, elle grimpa sur ses donjons d’espoir, y jetant mensonges et hypocrisies. Le cœur rongé par la lèpre, enlaidi par la déchéance de son tortionnaire, martyrisé par le fouet de sa réalité, commença à se désintégrer. Des morceaux se disséminèrent en poussières grises, se joignant au clan nomade du vent. Sa tige s’amollit, fondit dans les richesses inaccessibles du sol.
Pris dans l’étau assassin de leur cachot, les pétales fermèrent les yeux, usèrent leur dernier souffle dans un serment envers l’âme maîtresse qu’ils avaient quittée depuis une éternité déjà. À la merci de la noirceur, leur bourrelle, ils se turent, sereins, paisibles. Ils entendirent l’air affligé de leur souverain qui leur offrit la faveur d’une réponse. Sous eux, des mains invisibles tirèrent la trappe. Les valets du cimetière, impassibles – des masques de cire, rien de plus – contemplèrent le corps enlacer son âme, et ensuite s’en séparer. C’était terminé.
Le cœur acheva de se décomposer. Quand chacune des poussières fut absorbée par le sol, il exhala de son lit de mort un imperceptible chuchotis, qui devint plus tard le père d’une petite pousse. Lorsque l’enfant s’épanouit et déploya le panache de sa beauté, deux nuages de brume survinrent de directions opposées. L’un palpitait faiblement, le visage avarié, et l’autre traînait derrière lui un long foulard noir. Les deux nuages, épuisés, s’étendirent sur cette jolie fleur, cette Morphée appelant au sommeil. Durant leurs songes, ils s’unirent dans une osmose décadente, vibrante, qui les enivra de bonheur. Au levé de jour, ils remarquèrent qu’ils étaient soudés l’un à l’autre.
Ils se reconnurent.
Ensemble, ils chantèrent, et la jeune fleur joignit sa voix à la leur.
Et, sur le lit de leur enfant, les deux âmes couchèrent leur avenir.
1 commentaire:
Des mots à rendre belles les agonies... les regains
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