Des fourmis.
Des centaines et des centaines de fourmis.
Elles grouillent, leurs minuscules pattes remuent et ça m’irrite. J’ai envie de les piétiner puis ensuite d’essuyer la semelle de mes chaussures sur la moquette, mais ça aurait été malpropre. Elles ne sont pas normales. Elles sont à moitié transparentes, certaines clignotent et d’autres s’assombrissent comme si elles se cachent dans une flaque d’ombre. Je les trouve grossièrement mesquines, et impolies. Leur intrusion m’importune. Je ne peux pas m’empêcher de les fixer ostensiblement, en espérant qu’ainsi le regard de mon interlocuteur s’y porte et les fasse disparaître, mais non, ledit interlocuteur se contente de me dévisager, moi. Mon attention est à ce point concentrée sur les fourmis que je me demande qui est cet homme, assis devant moi, dans ma cuisine.
Suis-je vraiment dans ma cuisine ? Non, bien sûr que non. C’est la sienne. Tout y est si délabré, si sale, que jamais je ne pourrais y vivre. Ce n’est pas un milieu sain. Alors pourquoi les fourmis m’ont-elles suivie ? Je me demande si l’homme s’indignera de leur effronterie. Peut-être penserait-il que c’est moi qui les ai apportées ici. S’il m’accuse d’une telle chose, je pars sur-le-champ, sans même lui fournir une explication. Premièrement parce qu’il n’y en a pas, et deuxièmement parce que je m’efforce sans cesse de les repousser le plus loin possible. Je m’offusquerais, mais je ne dirais pas un mot.
L’homme continue de me dévisager, sans grands yeux de poisson restent immobiles sur ma personne. Je me sens mal à l’aise, son jugement dépose une couche de moiteur sur ma peau. J’ai envie de m’asperger d’eau et de décoller cette sueur tiède et crasseuse. Ma peau me démange. Et les fourmis grouillent toujours, leurs pattes bougent frénétiquement. Pourquoi ne sont-elles pas plus loin ? À ce rythme, elles devraient déjà avoir trouvé un trou par où s’enfuir, et être rendues à l’extérieur, dans la nature restreinte de la cour. Pourtant elles sont encore là, elles avancent mais elles demeurent au même point. Pour me narguer. Impuissante face à ces centaines de petits points noirs, impuissante face à cet homme aux yeux globuleux, je me crispe sur ma chaise, je me fige en bloc, attendant que le malaise passe. Que les fourmis s’en aillent. Des clous maintiennent mon dos contre le dossier, une masse incroyablement lourde compresse mes fesses sur la chaise. Je suis clouée. Mon Dieu, je suis clouée. Et soudainement, les fourmis bougent vraiment, elles s’approchent. J’ignore pourquoi, mais j’ai l’impression qu’elles rampent, comme des serpents. Elles sinuent sur le plancher, dans la poussière poisseuse qui recouvre le sol, et elles escaladent mes pieds, grimpent sur mes jambes. L’ascension de mes genoux débute. Je suis paralysée. L’homme se lève, détache sa braguette. Il urine. Sur moi. Le liquide chaud coule sur mon visage. Les fourmis s’en délectent, elles engraissent au point de devenir obèses. Leur brusque lourdeur tire sur mes membres, pourtant je reste là. Stigmatisée. Je suis une statue. Une statue maculée d’urine, de sueur, des pattes qui me chatouillent et me rendent hystérique. L’urine est inodore. Un instant. Il n’y a pas d’urine. Je suis sèche. Non, c’est impossible. Je la sens, sur ma peau, qui sèche et qui refroidit. Elle forme une pellicule semi-transparente, tel un infect bas de nylon. Je regarde l’homme, et je constate qu’il est assis. Une tache mouillée souille son pantalon. Je me force à regarder à ses pieds, et j’y vois une flaque jaune qui s’élargit. Sur qui a-t-il uriné ? Sur lui ou sur moi ?
Pendant ce temps les fourmis grimpent toujours sur mon corps. Elles s’infiltrent sous mes vêtements, perverses, elles me chatouillent et mes violent. Elles contournent ma poitrine, d’autres s’écrasent sous mes seins. Elles restent là, elles se décomposent, elles fondent. Les autres montent, montent toujours plus haut. Mon cou, mon menton. Mes lèvres. Je serre les lèvres, je serre les dents, je tente même de serrer mes narines. Mes paupières s’abaissent. Hermétique. Je dois être le plus hermétique possible. Des pattes frôlent la peau sensible de mes lèvres. Je sens une décharge dans mon corps, qui me secoue férocement. Un choc électrique. Un spasme, une contraction. Quelque chose qui est le contraire de l’immobilité. Puis je rouvre brusquement les yeux, et je respire. Mon Dieu, où est l’air ? Où sont les fourmis ? Seigneur, béni sois-tu ! Elles sont parties.
Le liquide sur ma peau n’est pas de l’urine, mais bien de la sueur. Il y en a tant qu’elle dégoutte, elle coule sur mon front, dans mon cou, sur mon échine, entre mes orteils, dans le pli de mes genoux. Il y a bien une odeur désagréable, mais c’est la pointe de pizza putréfiée, laissée là sur le comptoir. L’homme aux yeux de poisson me fixe intensément. Chaque personne est différente, alors impossible de déterminer s’il est curieux, dégoûté, ou effrayé. Ses yeux sont trop inhumains pour que je puisse distinguer leur expression. Je me sens faible, vidée. Sale. Et je suis soulagée, de la même façon qu’un malade qui se sent soudainement bien, et qui peut enfin se reposer. Je rougis, honteuse. Une chaleur cuisante gagne mes joues. Les pompiers. Il faut appeler les pompiers. Pourtant je me contente de me redresser, de tourner le dos le plus vite possible à cet homme, et de courir vers la sortie. Personne ne me suit. Pas même une seule minable fourmi à la con.
J’inhale des goulées d’air, rescapée de la noyade. Les passants me regardent, certains me croient folle, d’autres simplement paniquée. Ils ont tous raison. L’air frais me fait du bien. Il me vivifie. Il me purifie des fourmis, de leurs pattes baladeuses, de l’urine, de la sueur, du viol. Il me purifie de mon propre cerveau. Il chasse l’hallucination, loin, il l’éloigne en même temps que la poussière et la pollution.
Mais les fourmis sont des boomerangs. Elles reviendront bientôt à la charge. Pour l’instant, je vais aller me reposer. M’étendre dans un lit, fermer les yeux, et dormir profondément. Je rêverai. Et je sais déjà à quoi.
Devinez.
Les fourmis.
1 commentaire:
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